23 janvier 2017

Interview d’Han Looten (Output Academy) par le quotidien néerlandais Het Financieel Dagblad

Han Looten conseille des sociétés, des pouvoirs publics et des entreprises depuis des décennies. Selon lui, la manière de penser des managers est dépassée et une nouvelle manière de diriger s’impose. « Les chiffres sont importants, à condition d’être liés aux évolutions sociales. »

Han Looten est un homme aux multiples talents. Il est superviseur et intervient en tant que consultant auprès de grandes entreprises néerlandaises. Par ailleurs, il passe régulièrement sur les ondes de la radio néerlandaise BNR, participe au jury de l’émission télévisée Baanbrekers d’AvroTros, lors de laquelle des candidats tentent de décrocher un emploi. Il forme également des jeunes de vingt à trente ans et investit dans des start-ups.

En 1972, Han Looten a participé en tant que travailleur saisonnier à la toute première occupation d’entreprise aux Pays-Bas. Les travailleurs d’Enka-Breda ont occupé leur entreprise, car la société mère Akzo avait l’intention de fermer le site. « Cet événement m’a formé. J’étais fasciné par le fait que les travailleurs avaient fermé l’usine. Plus personne ne pouvait y entrer. »

En quoi cet événement vous a-t-il formé ?
« Je viens d’un milieu très protecteur, marqué par l’internat et les séminaires. Je pensais : si le patron dit que c’est ainsi, et bien, c’est comme ça. Or, ici, les ouvriers ont pris le pouvoir. Ça m’a énormément impressionné. »

Étiez-vous du côté des ouvriers ou des patrons ?

« Des ouvriers. C’était nouveau pour moi. Mon père possédait sa propre entreprise. Il fallait travailler dur, mais les postes étaient clairement répartis. Les choses allaient changer. Un contre-mouvement a été créé. Si votre père était directeur ou avait une trop grosse voiture, ce n’était pas bien. »

Comment les relations entre le patronat et les travailleurs ont-elles changé sur vos 45 ans de vie professionnelle ? Où en sommes-nous aujourd’hui ?

« Je suis un baby boomer. Le relèvement était caractérisé par l’ère industrielle. La ligne de gestion est alors apparue, ce qui était nécessaire. Cette méthode a structuré les choses et a permis d’avoir un processus répétitif. La situation a évolué par la suite : la hiérarchie n’était plus évidente, les patrons n’avaient plus le pouvoir. Les termes utilisés ont eux aussi changé : « pouvoir » est devenu « influence » et « coordinateur » a remplacé « patron ».
Par ailleurs, le capitalisme est devenu la motivation dominante. Les managers sont devenus un groupe indépendant. Le pire, c’est que les universités ont été touchées elles aussi : un manager issu du secteur industriel a dirigé les sciences. Ça n’a pas marché, car il n’y avait plus aucune identification avec le domaine. Le seul objectif était l’efficacité, encore et encore : les travailleurs n’étaient plus motivés que par l’argent. Le rôle-clé de l’argent a empoisonné le management et le leadership. »
Vous pensez donc que c’est une mauvaise chose qu’une personne extérieure à un domaine dirige des professionnels.
« Oui. C’est ce qui a mené au supercapitalisme et à la manière de penser axée sur l’efficacité. Le professionnel doit toujours pouvoir s’identifier au processus central de l’entreprise ou de la société. Cela ne veut pas dire que c’est à la personne la plus douée dans le domaine de devenir manager, mais vous devez cependant pouvoir vous identifier. »
Dans ce cas, que pensez-vous des administrateurs dans le secteur des soins de santé qui n’ont jamais été médecins ? Je connais des administrateurs financiers qui ont travaillé pour une banque pour la première fois ou pour un des Big Four, dans la comptabilité. Est-ce par définition une erreur ?
« Non, si les aspects médicaux, infirmiers et financiers sont repris dans l’équipe. En revanche, la domination de la finance dans le processus central du secteur des soins de santé est extrêmement dangereuse. »
Les étudiants qui ont récemment occupé l’université Maagdenhuis avaient-ils raison de le faire ?
« Selon la science, une rémunération en fonction des résultats est tout à fait normale, mais il est logique de ne pas s’intéresser uniquement aux chiffres. »

Ne pensez-vous pas que la réflexion basée sur l’argent a aussi un effet disciplinaire, et que ce n’est pas que négatif ?

« Non, c’est loin d’être négatif uniquement. En revanche, s’intéresser uniquement à l’argent est une mauvaise chose : pensez aux banques. Vous pouvez et devez parler des résultats que vous atteignez ensemble, mais déterminer les bonus et la valeur des actions est restreint. Il n’y a pas que les chiffres. Il s’agit de chiffres justifiés : si les chiffres ne sont pas liés aux évolutions sociales, ce n’est pas une bonne chose. »

Vous ne voulez plus utiliser le terme de manager. Pourquoi ?
« C’est devenu un groupe à part, un niveau de direction qui repose sur lui-même, un échelon dans l’organisation. Si vous enlevez un niveau de direction, il ne se passe rien : absolument rien. En réalité, la situation n’en deviendra que plus efficace et plus simple. Nous avons trop compliqué les entreprises. Pendant l’ère industrielle, il était nécessaire d’avoir des managers lorsque les tâches à effectuer étaient routinières et répétitives, pour standardiser et gérer le processus de production. Maintenant, nous n’en avons plus besoin. Le professionnel le sait mieux que le manager. Ce phénomène peut être constaté chez les jeunes professionnels. Ils ne veulent pas d’un patron, mais d’un coach : un exemple, une oreille attentive. »

Faites-vous une différence entre les managers et les responsables ?
« Les responsables sont des exemples. Les managers ne sont pas des exemples, mais des contrôleurs. Ils obtiennent et donnent, alors que les responsables ne font que donner : donner sans relâche. »
Nous n’avons donc plus besoin de managers, car les professionnels savent s’organiser eux-mêmes.
« Nous nous trouvons actuellement dans une phase de transition : d’une économie de règles à une économie sociale. Les jeunes poursuivent tous un objectif social. L’argent est certes une motivation, mais ce n’est pas la seule. »

Cela signifie-t-il que les entreprises vont devenir plus uniformes ?
« Je pense, oui. Cependant, leur composition va également changer. Les fonctions administratives et de support vont disparaître à cause des nouvelles technologies et seront remplacées par de nouveaux postes, comme l’interprétation et l’analyse de données. Parallèlement, les entreprises deviendront moins statiques : il s’agira de fonctions temporaires, qui concerneront des groupes changeants.
Ce changement est actuellement visible chez ING, par exemple : ils sont en train de faire disparaître les différents niveaux. En même temps, l’idée qu’une entreprise doive changer du tout au tout m’angoisse quelque peu. Avant, ça se passait tout aussi bien. N’imposez pas un concept totalement nouveau : faites-le de manière beaucoup plus progressive. »
Tel que vous le décrivez, on dirait que notre nouvelle époque doit aller à la rencontre des outils de l’ancien temps.
« C’est précisément cela. La dérégulation par la réglementation. Vous devez changer grâce aux lois de la nouvelle entreprise. Ces lois ne sont pas toujours aussi apparentes, ce qui signifie que parfois, il faut oser expérimenter. »

Avez-vous des exemples de sociétés ou d’entreprises qui y parviennent bien ?
« Je trouve que Randstad s’en sort très bien. Cette société se renouvelle en permanence, sans perdre son ADN. L’ADN du fondateur-propriétaire est toujours bien présente. La direction a trouvé un bon équilibre entre l’inclusion dans la société et les bons résultats financiers. En outre, Randstad a toujours réussi à associer la production à petite et à grande échelle. En revanche, ABN Amro n’y parvient pas. Aucun lien n’est établi avec la société. Le conseil des commissaires est déconnecté de la réalité. »

Comment expliquez-vous ceci ?
« Les bonus n’ont plus leur place dans des sociétés comme ABN Amro. Vous recevez une rémunération correcte et faites de votre mieux. »
« La banque ABN a connu une crise et a dû la surmonter. Ils y sont parvenus, mais maintenant, ils pensent que cette banque doit aller en bourse… C’est une autre question. Dans certains cas, le type d’organisation détermine en grande partie le type de leadership, parfois bien plus que les caractéristiques personnelles. Monsieur Zalm était un excellent administrateur en temps de crise, mais l’introduction en bourse exige un leadership tout à fait différent. Vous ne pouvez pas demander cela à des personnes qui s’y trouvent déjà, et ensuite fixer d’autres bonus.

Les bonus ne marchent pas dans ce genre de sociétés. »Quel genre de sociétés ?
« Les sociétés institutionnalisées avec une fonction sociale. Dans les sociétés commerciales, gagner de l’argent est nécessaire pour garantir la continuité. Les bonus relèvent du donnant donnant, même si vous devez les justifier d’un point de vue social. Si vous réussissez à expliquer que le bonus du patron de Shell doit être de 23 millions et que la société l’accepte, il n’y a aucun souci. En revanche, les institutions possédant un rôle social doivent convenir de ce qui est considéré comme un bonus raisonnable. Selon moi, le conseil des commissaires d’ABN Amro n’a pas suffisamment pris les changements de situation en considération. En réalité, les bonus n’ont plus leur place dans ce genre de sociétés. Vous recevez une rémunération correcte pour ce que vous faites, et vous devez faire de votre mieux. »

Les commissaires ont expliqué qu’en réalité, le salaire perçu par les administrateurs diminuait.
« Peut-être, mais ça ne s’explique pas. »
Les comités de rémunération d’ING et d’ABN savaient qu’ils allaient recevoir de nombreuses remarques de la part de la société, mais ils pensaient qu’en tant qu’employeur, il était de leur responsabilité d’octroyer une rémunération correcte. Cela fait tout de même partie de leurs responsabilités ?

« Oui, c’est une explication, mais pas une justification. Si vous n’obtenez pas cette légitimation, vous ne pouvez faire qu’une seule chose : partir. Il n’y a actuellement aucune base de légitimation des bonus dans les institutions. Or, vous n’en voulez pas : sinon, vous arriverez à ce capitalisme poussé à l’extrême. »
Vous êtes également superviseur dans un centre de soins. Quelle est la politique en matière de primes ?
« C’est compliqué, je trouve. Des médecins travaillant dans des hôpitaux gagnent bien plus que la norme Balkenende, surtout s’ils sont établis en tant que profession libérale. Toutefois, si nous en convenons entre nous, c’est la règle et nous nous y tenons. »De nombreux superviseurs rétorquent qu’il est difficile de trouver de bons éléments à cause de ce plafond.
« Ce sont des bêtises. »

Ce n’est pas difficile ?
« Non, si vous cherchez bien. La qualité d’un hôpital ne dépend pas uniquement du conseil d’administration, mais aussi des médecins, du personnel soignant et de l’encadrement. Les managers ont pour rôle d’aider. Je ne trouve pas que c’est forcément aux managers de gagner le plus. À un moment donné, une ambiance négative va naître contre le monde extérieur malveillant. En un rien de temps, vous direz que vous n’aurez jamais les bonnes personnes en respectant la norme Balkenende. Allez voir un peu à l’extérieur. »

Comment expliquez-vous ceci ?
« Je commence toujours par rajeunir le conseil de surveillance en y intégrant des quadragénaires. J’aimerais également être accompagné par des jeunes. Ce serait une bonne chose, surtout en ce qui concerne la technologie. Après tout, lorsque nous avons une tablette dans les mains, nous réagissons comme si c’était une machine à écrire. »

Qu’est-ce qui change ?
« Les personnes qui sont à la moitié de leur carrière regardent la réalité autrement que les travailleurs qui sont à la fin de leur carrière. Cela insuffle une autre dynamique. »

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